Jegigrat
La région de Saas Grund nous a déjà offert de belles courses, grâce à son rocher orange aussi beau que compact ! L’approche raccourcie par les remontées mécaniques est aussi un atout, et la Jegigrat, décrite comme l’une des 100 plus belles courses des Alpes – excusez du peu – est sur notre wishlist depuis longtemps.
On avait déjà eu l’occasion d’aller s’exercer dans la région avec la Südkante ou l’Alpendurst, deux courses que j’avais beaucoup aimées.
La Jegigrat se fait à la journée, paraît-il, ce qui nous enlève une nuit en cabane. Que demander de plus ? (un meilleur physique? Une préparation plus assidue? Un mental qui ne ressemble pas à un pois chiche? Oui je spoile un peu la suite).
L’idée du siècle
On part donc avec les premières télécabines à 7h30; on a eu l’idée (du siècle) de prendre les vélos au cas où on exploserait l’horaire. Il y a pas mal de monde, des alpinistes avec des piolets de 3m qui vont sans doute faire le Weissmies.
On arrive à Kreuzboden, on décide de monter un peu les vélos. Avec les pluies torrentielles de juillet, c’est un peu sport comme terrain. On va trop haut, on est bloqués par la rivière qui est carrément un torrent, on revient un peu sur nos pas, et on dépose les vélos.
Il fait frais et c’est bien agréable – non je reformule – c’est moins pire de faire l’approche au frais que sous la fournaise. D’abord on suit un sentier pour rejoindre la moraine – jusque là tout va bien. On redescend ensuite pour reeeeemonter dans un tas d’éboulis et de pierrier sans fin, et moi et les pierriers, c’est un peu comme moi et les névés raides, ou moi et longueurs de grimpe avec traversée : bref je déteste ça et je suis une vraie brêle.
J’ai la super bonne idée de garder mes bâtons, qui se coincent toutes les 3 minutes, j’arrive pas à bout de cette remontée, chaque bloc tremble sous mes pas, j’ai peur de l’entorse, j’ai chaud, j’ai déjà plus de jambes, j’en ai ma claque.
Comme un samedi pluvieux chez IKEA
J’arrive péniblement au début de la voie, et quelle n’est pas ma surprise de voir 3(!!!) autres cordées qui s’élancent. Moi qui croyais qu’on serait seuls sur cette course… Ben heureusement qu’on a pris les vélos, parce que tout ça inaugure un bon explosage d’horaire !
On laisse passer tout ce beau monde, bien pressé, devant, et on attend. On attend. On attend. Je décide de mettre mes chaussons, je sais que la course va être longue et j’ai pas envie de me mettre au taquet (c’est déjà fait avec ces foutus “éboulis malcommodes” décrits dans le topo à l’approche). Au bout de 30 minutes, Guillaume s’engage dans la première longueur, dalleuse, et à peu près improtageable. Une bonne manière de nous mettre dans le bain. Je le rejoins et je bénis mes petits chaussons, que j’ai eu la bonne idée de mettre.
Les deux longueurs suivantes suivent le fil de l’arête et me surprennent. C’est fin, très fin, compliqué à trouver l’équilibre, quasi pas de spit sur lesquels tirer (non mais des choses pareilles), et franchement je ne fais pas la fière… 4b, 4c… ouais ouais. Hum. L’arnaque quoi.
J’arrive malgré tout vers Guillaume, je me demande comment sera la suite, qui se raidit… Il y a deux trucs qui me font peur dans cette course : une longueur avec traversée (je hais les traversées) et un pont suspendu, à la fin, quand on rejoint la via ferrata sous le Jegihorn. Ces deux éléments me tétanisent, et me polluent le cerveau. J’essaie de ne pas trop y penser, un pas après l’autre. Le rocher est rouge, un peu comme moi, qui suis donc dans le rouge depuis ce foutu pierrier. On est dans un monochrome thématique, lui et moi.
On attend sur l’autre cordée, 3 belges, et Guillaume file vers un joli dièdre, bien vertical mais prisu, et ô miracle, j’ai du plaisir à grimper cette longueur ! Le rocher est chauffé par le soleil et le cadre est vraiment fou, on voit des dizaines et des dizaines de petites fourmis sur le Weissmies, le Lagginhorn et le Fletchorn en face, c’est si beau.
Les traversées, c’est pire que les pierriers
Bon, j’arrête de contempler le paysage pour assurer Guillaume; il y a peu d’équipement et il faut clairement avoir un bon niveau et un bon mental pour mener ce genre de course. Guillaume m’épate, il sait directement par où passer, comment prendre les prises. Le temps passe, et j’ai l’impression qu’on avance vraiment lentement… Je commence à déprimer un peu, mais à ce moment précis je comprends qu’on arrive à LA longueur clé : la fameuse traversée tant redoutée. L’un des belges, qui est dedans, zippe, je le vois patiner avec ses pieds, à deux doigts de penduler, ça me glace encore plus le sang. Guillaume s’élance, pose un friend.
J’ai l’estomac noué, j’ose pas imaginer l’état de mon rythme cardiaque… Bon, pas le choix, faut y aller. Le début n’est pas évident, peu de prises pour les mains (je ne parle même pas des pieds), j’arrive péniblement à choper la dégaine clippée au goujon. Allez, reste la moitié à faire. Les prises pour les mains deviennent plus franches, j’essaie de ne pas penser au vide sous mes pieds, je me concentre sur chaque mouvement et j’arrive au bout de la traversée, avant de rejoindre Guillaume au relais.
Une bonne chose de faite! C’est un soulagement. Mais paradoxalement, je me dis “bon maintenant le prochain crux ce sera le pont suspendu” et je sais pas pourquoi, mais je fait vriller mon cerveau avec cette pensée négative. Je commence à avoir les jambes en coton, qui tremblent… je sais plus qui a écrit le livre “la fatigue d’être soi” mais j’aurais pu écrire les 10 volumes suivants. Qu’est-ce que que je peux me fatiguer, des fois.
La dernière longueur pour atteindre la Jegiturm est raide, mais bien prisu, et j’essaie de me concentrer pour ne pas gueuler. On doit attendre sur les belges, qui sont dans les rappels après le sommet. On arrive enfin au sommet de ce grand gendarme, il est plus de midi, l’explosage d’horaire se poursuit.
J’imaginais la suite de l’arête roulante et courte : je vous la donne dans le mille : c’est tout le contraire. L’arête est ponctuée de gendarmes, il faut faire des désescalades assez sportives, ponctuées de moments bien grimpants. J’essaie péniblement de ne pas être un boulet dans les désescalades, puisque je passe devant.
L’interminable arête
Guillaume escalade les gendarmes, bien esthétiques et heureusement pas si compliqués à grimper. Sauf une désescalade dans laquelle je galère, Guillaume me mouline et même lui trouve le pas sur cette dalle pas simple du tout. L’arête n’en finit pas, à chaque fois j’espère voir le sommet du Jegihorn mais non. C’est effilé, aérien, fin, beau, mais j’avoue que j’aimerais prendre plus de plaisir, et ne pas me focaliser sur les éléments parasites et mes peurs… Je vois l’heure qui tourne, moi qui n’avance que péniblement, Guillaume qui prend sur lui pour ne pas demander le divorce sur cette arête…
Il est toujours difficile de mettre des mots sur toutes les émotions qui me traversent l’esprit, tous ces pas fins, ces gendarmes, ces désescalades, ce condensé de moments intenses propres à l’alpinisme. Mais il faut l’avouer, sur cette arête, souvent je me dis “boooooon…. c’est quand qu’on arrive à la fin!?! »
Le pont suspendu de la mort qui tue
On rejoint enfin la partie facile qui rejoint la via ferrata et le fameux pont-suspendu-de-la-mort. Guillaume en a marre de tirer un boulet et enlève la corde, moi ça me fait péter un plomb alors Guillaume, bonne pâte, remet la corde, c’est l’enfer, elle se coince partout et me fait passer par des endroits improbables. Ça m’apprendra.
On arrive au début des câbles de la via ferrata et là, mon sang se glace : le pont suspendu est en vue. Il doit faire au moins 50 mètres, surplomber des centaines de mètres de vide. Non non non c’est pas possible des trucs pareils. Guillaume le voit à son tour et décompense lui aussi. Je lui dis que bon on n’a pas le choix. Va falloir prendre sur nous.
Et un peu plus loin on voit les belges, on dirait qu’ils ont contourné le pont… Mais oui! Un panneau indique que le pont c’est la variante “sehr schwierig” et que sinon on peut descendre et remonter jusqu’au sommet du Jegihorn. Amen. Hallelujah. Merci la vie. Et moi qui me suis polluée le cerveau avec cette histoire de pont, alors qui se contourne…
On démarre donc cette via ferrata, ça a le mérite d’être un peu ludique – même si j’avance pas vraiment plus vite. On arrive ENFIN au sommet du Jegihorn, il est passé 17h… les cabines ne fonctionnent plus et je pense que toutes les cordées devant sont bonnes pour descendre à pied à Saas Fee, elles étaient au sommet une heure avant.
On fait une photo, Guillaume me supplie pour ne pas faire mon boulet à la descente. Je donne mon max, c’est pas difficile mais je n’ai pas de jus – faut dire que j’ai quasi rien avalé de la journée.
Il m’attend plus loin, patiemment (enfin, ça c’est l’histoire de sa vie quand il fait de la montagne avec moi) et on rejoint les vélos. Mais l’idée de génie ces vélos!!! Le bonheur est total, on file en quinze minutes directement au parking, on voit des marmottes, il fait à nouveau frais, et ce petit périple à vélo me permet de déposer un peu mes émotions.
On arrive à 19h à la voiture. C’est tard, très tard. Je suis éreintée par cette journée. Par cette course cotée D, sans doute un peu trop difficile pour moi, et pour laquelle j’ai clairement sous-estimé l’ampleur et l’engagement.
Et la médaille d’or revient à…
Je suis quand même fière de moi, parce que j’ai dû puiser dans mes ressources, et je suis infiniment reconnaissante envers Guillaume, qui m’a attendue, coachée, qui a fait tout le job, grimper en tête, sans jamais se plaindre. Rien que pour me supporter pendant 11h de course, il mérite une médaille.
Si vous souhaitez une course d’ampleur, complète, avec un panorama de dingue, le Jegigrat est fait pour vous. Prenez vos vélos, ça vous enlèvera la pression des horaires. Et vous me remercierez de vous avoir donné cette idée de génie qui vous fera économiser 2h de descente en plus 😉
Infos et topo
Jegigrat – Grand Gendarme (Jegiturm) : Éperon SE et traversée SW de la Jegigrat jusqu’au Jegihorn,
D 4c>4c III X2 P2 E4
topo complet : ici
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